Sociographies

« Un poète vend, sur un marché, des pièces de 1 € au prix de 1,10 € ; un autre demande à des acteurs du monde littéraire d’écrire des chansons pop pour enregistrer un album dans le style des années 1980 ; une artiste sollicite, en tant que modèle, des photographes amateurs, et archive les consignes qu’ils lui donnent afin qu’elle réalise les poses qu’ils fantasment. Ce sont ces pratiques et formes d’écriture que je nomme ici “sociographies”. »

En 2024, une série d’ouvrages interrogeant le lien entre littérature et politique ont occupé une place importante en librairie et dans les médias. Avec ses Sociographies, Christophe Hanna renouvelle les termes du problème en proposant d’observer les œuvres littéraires comme des actions collectives ou des modes d’organisation sociale dont la forme est déterminée par l’écriture. Les concepts d’œuvre littéraire, d’écosystème ou encore de public sont ainsi entièrement repensés.

Une sociographie se distingue des autres écritures par le fait qu’elle ne reste pas « neutre » ou isolée du monde pratique mais cherche au contraire, dans son fonctionnement même, à mobiliser son public de manière à perturber voire réorganiser les formes habituelles d’interaction qui le constituent. Elle se donne comme un moyen de « faire faire des expériences sociales », d’explorer sur le vif les zones mal connues de nos comportements collectifs, invisibilisées par nos habitudes. Elle rend manifestes les dysfonctionnements inaperçus qui affectent en sourdine nos institutions.

Les sociographies se développent entre la poésie et le web-art, les littératures expérimentales et les arts dits « plastiques », la performance et l’artivisme, l’art reconnu et les arts « amateurs » ou le bricolage. Elles s’apparentent à ce qu’on appelle, depuis quelques décennies, ovnis ou olnis : des objets verbaux ou littéraires non identifiés, au sens où ils ne s’inscrivent strictement dans aucun genre établi. Elles renvoient à des formes d’écriture que les études littéraires méconnaissent alors qu’on peut en trouver des exemples dans l’histoire la plus récente comme parmi les grands classiques.

Christophe Hanna renouvelle les concepts de la théorie littéraire à l’aide d’outils issus de la pensée pragmatiste (John Dewey, Richard Rorty), des apports de la philosophie du langage ordinaire (J. L. Austin, John Searle) de l’anthropologie des écritures (Jack Goody, Tim Ingold) et de leur philosophie (Nelson Goodman, Jacques Derrida). Il abandonne les vieux concepts classificatoires de la théorie littéraire classique ou « concepts-boîtes » – sonnet, tragédie, roman – pour élaborer des « concepts-calques » permettant non seulement de faire saillir, à même les oeuvres littéraires bien inscrites dans l’histoire, des aspects mal appréciés qui concernent le présent, mais aussi d’ajouter à l’espace littéraire une foule d’autres objets sociodiscursifs, jusque-là inaperçus, qui se trouvent redécrits en termes d’écologie sociale.

Il est ici question d’un tournant écologique de la littérature et de la théorie littéraire, au sens où les sociographies ont pour dessein d’intervenir sur les environnements (ou écosystèmes) qui les sous-tendent – production, édition, réception, activation, relations marchandes et capitalistiques – pour les conduire vers un équilibre moins instable, moins injuste, politiquement plus soutenable.